En ville, Kirite était tombé par hasard sur une jeune fille dont la silhouette lui rappelait beaucoup Kotonoha. Il la suivit et s’engagea dans une ruelle mal famée.
Cela faisait plus de trois semaines qu’elle n’avait pas donné de nouvelles. Une sombre sensation avait fermement pris racine et poussait peu à peu en lui.
Lui était-il arrivé quelque chose ? Non… Orochi ?
Non, bien sûr que non. Comme si c’était possible !
Un sentiment d’impatience assez désagréable grandissait en parallèle de son inquiétude pour Kotonoha. C’était la même nervosité qui l’avait déjà assailli, ce jour d’été, quand ils étaient sortis se promener tous les deux sur la plage.
N’avait-il pas eu l’impression de passer à côté de quelque chose d’important ? N’avait-il pas, alors, détourné volontairement le regard ?
Les rumeurs à propos d’Orochi qui déferlaient sur la ville avaient naturellement aussi atteint les oreilles de Kirite ; sur la plage de Quktojuri, la voix qu’il avait entendue dans son rêve s’était elle-même présentée en tant qu’Orochi.
Orochi… Celui qui dévorera tout…
Que faisait-il dans ses rêves, d’abord ? À cette époque, il n’était pas encore apparu en ville et personne ne parlait de lui. Pourquoi, alors ? Pourquoi était-il apparu dans ses rêves ?
Quand Kirite avait fini par baisser sa garde, il avait soudain senti la terre ferme sous ses pieds se relâcher avec paresse et s’était ainsi laissé peu à peu happer par les profondeurs obscures… Du moins, c’est l’effroyable impression qu’il n’avait pu s’empêcher d’avoir.
Orochi se tapissait-il dans son cœur ? Non, c’était impossible…
Qui était Kirite ?
Tout au fond de sa poitrine, quelque chose s’agitait nerveusement.
Il tourna à l’angle d’un mur fait de briques anciennes et tomba sur une petite impasse. La silhouette de la jeune fille qu’il avait suivie s’était évanouie.
Kirite reprit son souffle et examina les alentours.
Où avait-elle disparu ? Il était pourtant sûr de l’avoir vue s’engager ici…
Faisant courir son regard de droite à gauche, Kirite avança lentement dans l’impasse lugubre délaissée par le soleil.
« C'est toi le chat ! Par ici, je suis là ! »
Il se retourna fébrilement en entendant la voix derrière lui, mais ne trouva nulle trace de son propriétaire.
« - Qui est là ? Où êtes-vous ?
- Tu sais bien qui je suis, non ? »
Avec un petit sourire palpable, la voix continua.
« Dis-moi plutôt qui toi, tu es vraiment ; c’est là ce qui compte le plus. Je te l’ai déjà dit. Ne te mets pas en travers de mon chemin. »
Cette voix ! Pas de doute. C’était celle qu’il avait entendue dans son rêve, ce jour-là.
« Hein ? Qui je suis, moi ? Mais... »
Une ombre ondoyante jaillit à l’angle du mur en briques, aux abords de l’impasse.
« Essaie donc de marcher sur mon ombre. Si tu n’en es pas capable, ce sera toi le chat, à tout jamais. »
L’ombre, qui avait la tête baissée, se redressa doucement. Ses lèvres arboraient un sourire.
C’était elle. Celle qu’il avait cherchée, qui avait nourri ses inquiétudes des semaines durant était là.
« Kotonoha ?! Comment… ?! »
Instinctivement, Kirite avait fait deux ou trois pas vers elle.
« Imbécile. Kotonoha n’est pas là. »
Stoppé dans son élan, il scruta la jeune fille qui était tranquillement plantée quelques mètres devant lui.
La voix qui avait filé de sa bouche était celle d’un homme étranger ; on parvenait malgré tout à discerner l’écho de sa propre voix, cachée quelque part derrière ces paroles répugnantes.
C’était donc ça, la gêne qu’il avait ressentie ce jour d’été en entendant cette voix dans ses songes. Un étranger avait usé de Kotonoha, semblait-il, pour s’adresser à lui pendant qu’il dormait.
« - C’est grâce à toi que j’ai pu me dévoiler ainsi. Pour ça, tu as toute ma reconnaissance, Kirite. Mais à présent, tu me gâches le paysage.
- Non… Ce n’est pas possible ! Kotonoha est…
- Eh oui. Orochi. »
Sur ces mots, Orochi se rétracta soudain avant d’avaler en un instant la distance qui les séparait.
Sidéré, Kirite fixa la jeune fille qui avait surgit devant lui le temps qu’il cligne des yeux.
Orochi souriait.
Quelque part dans sa poitrine, une force qui brûlait de l’éjecter explosa. Tout l’air de ses poumons fut chassé. Il resta un instant en l'air avant de retomber à terre, le corps plié en deux alors qu’il hurlait sans bruit.
« Argh… ! »
Recroquevillé, il haletait, cherchait désespérément de l’air.
Tout juste devant son visage, il vit alors tomber, puis rouler… un petit fruit de Tektome.
Orochi l’écrasa avec nonchalance avant de se poster à côté de lui. Tout en riant, de ses yeux froids, il lui jeta un regard méprisant.
« Hé, ce n’était qu’une petite tape sur la tête. Le jeu ne fait que commencer. »
Orochi empoigna les cheveux d’un Kirite interdit et gisant au sol, puis le souleva sans peine dans les airs de sa seule main gauche.
« Urgh ! »
Son visage se tordit de douleur.
Orochi approcha doucement son visage du sien pour l’examiner de près. Son souffle caressa ses joues, imperceptiblement. De sa langue écarlate, Orochi lécha avec délicatesse le sang qui s’écoulait de sa bouche, qui s'était fendue pendant sa chute.
Avec la figure de Kotonoha, il arbora un large sourire.
« Et si je t’effaçais, toi aussi ? Ici et maintenant ? »
De sa bouche dépassaient d’innombrables dents devenues crocs aiguisés. Leur mouvement cliquetant donnait l’impression qu’elles étaient chacune dotées d’une existence propre.
Les ongles de la main droite qui avait surgit devant le visage de Kirite s’allongèrent tout à coup. Les couteaux aiguisés qu’ils figuraient, apparemment enjôleurs, lancèrent des étincelles froides, glissèrent tout doucement le long de sa joue et effleurèrent sa gorge à découvert.
« Les fins n’ont rien de triste. Absolument rien. N’est-ce pas, Kirite ?
- Gnn…
- Hé hé hé… Très bien, je vais t’accorder la m... »
Les mouvements d’Orochi s’arrêtèrent net.
« Quoi ?! »
Son corps fut pris de petites secousses.
« Ça suffit, Kotonoha ! cracha Orochi, dans un murmure de souffrance. Maudite sois-tu ! »
D’un revers de la main, Orochi flanqua subitement à terre le corps de Kirite. Le jeune homme dégringola sur les pavés froids et, exténué, arrêta de bouger.
Comme s’il voulait reprendre le contrôle de son propre corps, Orochi, fébrile, serra fermement son autre poignet de sa main gauche. Puis il jeta un coup d’œil à Kirite, toujours à terre.
« Hmpf, c’en est bientôt fini de ce monde, de toute façon. Quand le véritable sommeil la trouvera… »
Sur ces mots qu’il avait crachés, il tourna les talons.
Ses faibles bruits de pas s’évanouirent dans le lointain. Il les entendit à peine, sa conscience mangée peu à peu par l’obscurité. À ses côtés, la chair écarlate du fruit de Tektome écrasé était mise à nue.
Combien de temps passa ensuite ?
Tel une poupée cassée, Kirite gisait dans l’allée glaciale.
Quelque chose glissa dans les airs et se déposa délicatement sur lui.
Encore… et encore…
Ces petites choses qui tombaient l’une après l’autre du ciel pesant continuaient à se multiplier.
De la neige.
« Kotonoha... »
De la bouche de Kirite s’échappa, enfin, un faible murmure.
L’automne était fini et l’hiver se décidait à commencer. Un long, rigoureux hiver...
Crédit photographie : Masumi Takahashi
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